Интервью

Vladimir Sorokine : « Le rock a appris la liberté aux jeunes Soviétiques »

Vladimir Sorokine est l’une des figures de proue de la scène littéraire russe contemporaine. L’année 2010 a vu la parution en France de deux de ses textes, La Voie de Bro (L’Olivier) et Roman (Verdier). Dans son premier numéro, Books avait publié un article consacré à son ouvrage Le Kremlin en sucre (« Malheur aux Russes ! »).

Books : Vous avez écrit récemment un article expliquant que le rock avait présidé à l’effondrement du régime soviétique. Que voulez-vous dire ?

Vladimir Sorokine : En Russie, la musique était archaïque et compassée. Il existait surtout de la variété, beaucoup de chansons idéologiques… Le rock a appris la liberté à la jeunesse soviétique. En enlevant les bouchons que nous avions dans les oreilles, il a comme bouleversé la composition biochimique de nos cerveaux. À mes yeux, Jimi Hendrix a fait plus pour miner la mentalité soviétique que Soljenitsyne et son Archipel du goulag. Nous ne pouvions plus prendre la musique russe au sérieux. Dans mon cas, la révélation a eu lieu en 1972 lorsque j’ai entendu pour la première fois un morceau de Led Zeppelin. J’avais 18 ans. Je connaissais déjà les Beatles, mais là c’était un langage radicalement différent. C’est sans doute ce jour-là que je suis devenu dissident.

Comment aviez-vous accès à cette musique ?

On se la procurait sur le marché noir. Les disques étaient rapportés par les rares personnes qui pouvaient se rendre à l’étranger. Ensuite, on les copiait sur des cassettes. Nous pouvions aussi entendre cette musique sur les radios occidentales que nous appelions les « voix ».

Quels étaient les risques ?

On pouvait être expulsé des Jeunesses communistes ou emprisonné pour « spéculation ». Ce qui n’a pas empêché le rock de devenir un phénomène massif dans les universités. Des groupes non officiels se sont formés, qui se produisaient lors des soirées, jouant uniquement de la musique occidentale. Je me rappelle une soirée où l’un de ces groupes a joué en boucle pendant une heure Satisfaction des Rolling Stones !

Nous prêtions d’ailleurs à ces tubes des significations fantaisistes. Un de mes amis était ainsi persuadé que Satisfaction évoquait une histoire d’amour tragique entre deux marginaux anarchistes, et que Stairway to Heaven, de Led Zeppelin, avait été écrit par un célèbre mystique anglais brûlé vif au Moyen Âge. En réalité, on ne comprenait rien aux paroles. Mais c’est la musique qui véhiculait le message de liberté.

A-t-on assisté à l’émergence d’un rock proprement russe ?

Oui, des groupes du cru sont apparus au début des années 1970. Mais ils restaient confinés dans la clandestinité, ce qui leur a été fatal. Le rock est profondément lié à la possibilité de s’exprimer librement. On ne peut pas concevoir Mick Jagger dans la clandestinité… Après la chute de l’URSS, le rock russe est resté écrasé par la littérature. Ses textes sont trop sérieux et la musique sans intérêt, dénuée d’innovations.

Le rock a-t-il eu une influence sur vos œuvres ?

Il m’a appris la liberté intérieure et un rapport libre au matériau sur lequel je travaille. Ces mouvements assez brutaux, ces ruptures que je m’autorise en littérature, je les lui dois.